En 1993, Angélica Liddell fonde à Madrid la compagnie Atra Bilis. Une expression latine que la médecine antique utilisait pour qualifier l’humeur épaisse et noire qu’elle pensait être la cause de la mélancolie. Un nom comme un programme décliné dans une vingtaine de pièces écrites par cette artiste, auteure, metteuse en scène et interprète de ses propres créations. Ses mots, d’une poésie crue et violente, sont ceux de la souffrance intime et collective, l’une et l’autre étant indissociables chez Angélica Liddell. Mais ne lui parlez pas d’engagement : elle préfère se définir comme une « résistante civile », guidée par la compassion, l’art de partager la souffrance. En écrivant sa douleur intime, elle écrit celle des autres. Dans Et les poissons partirent combattre les hommes, ce sont les immigrés clandestins, traversant le détroit de Gibraltar, échoués morts ou vifs sur les plages du sud de l’Espagne ; dans Belgrade, ce sont les habitants d’une ville où l’humiliation le dispute à la colère, où les bourreaux côtoient les victimes, où chacun tente désespérément de se justifier ou de sauver sa peau. Et parce qu’elle affirme ne pas se considérer comme un écrivain, ou parce que les mots ne sont pas toujours à la hauteur de l’horreur, la scène est le lieu idéal pour lui donner corps. Un corps parfois soumis à rude épreuve, malmené, violenté, tourmenté jusque dans sa chair. « Le corps engendre la vérité. Les blessures engendrent la vérité. » Dans ses spectacles, Angélica Liddell constate la noirceur du monde, assume la douleur de l’autre et transforme l’horreur pour faire de l’acte théâtral un geste de survie. Elle vient pour la première fois au Festival d’Avignon. Plus d’informations : www.angelicaliddell.com Entretien avec Angélica Liddell
Deux spectacles que vous avez écrits, mis en scène et dans lesquels vous jouez sont programmés cette année au Festival d’Avignon. Vos textes sont par ailleurs montés par d’autres metteurs en scène. Comment vous définiriez-vous : dramaturge, metteuse en scène, comédienne, performeuse?
Angélica Liddell : J’utilise la scène comme un moyen. J’ai du mal à me considérer comme une comédienne et comme je ne me considère pas non plus comme une dramaturge, je trouve étrange de voir mes pièces montées par d’autres. Mes textes sont conçus pour être montés, ils sont écrits pendant un processus de mise en scène, je ne peux donc pas éviter la comparaison avec mes propres mises en scène. Je ne me sens pas auteure de théâtre, je n’ai jamais vécu le théâtre sous cet angle. Vous avez fondé une compagnie : Atra Bilis. Vous travaillez toujours avec les mêmes personnes ? Au début, la compagnie se résumait à deux personnes : Gumersindo Puche et moi. Parce que je ne supportais pas les acteurs. J’ai étudié à la RESAD, le conservatoire d’art dramatique de Madrid, et j’ai fini par détester les acteurs et les actrices. Pour ma première mise en scène, j’ai même utilisé des marionnettes, parce que je n’imaginais pas être un jour capable de travailler avec des gens. Ensuite, le temps passant, on commence à connaître du monde, on entre en contact avec des personnes dont on pense qu’elles peuvent nous comprendre, à qui on ne va pas devoir tout expliquer. Et puis, surtout, j’ai commencé à collaborer avec d’autres gens quand mon travail a été plus connu. Je ne peux pas travailler avec des personnes qui n’ont pas vu mes pièces. Il faut qu’elles sachent dans quoi elles s’embarquent. Quoi qu’il en soit, d’un projet à l’autre, j’aime faire appel à de nouveaux comédiens. Ce fut le cas dans La Maison de la force (La casa de la fuerza). Par ailleurs, depuis Et les poissons partirent combattre les hommes, je travaille avec Carlos Marquerie, qui crée les lumières de mes spectacles. Les lumières de Carlos font partie de la poésie de mes mises en scène. Il est plus qu’un collaborateur. Avec quelqu’un d’autre, les spectacles n’auraient rien à voir, car il complète leur poétique, leur sens. En fait, j’ai besoin d’avoir autour de moi des personnes de confiance, car je ne fais confiance à presque personne. J’écris, dans La Maison de la force, que « ma seule défense est la méfiance ». Gumersindo Puche et Carlos Marquerie sont des gens grâce à qui je peux travailler en toute confiance. Quel est le rapport entre La Maison de la force et L’Année de Richard (El año de Ricardo) ? Je pense qu’on n’a qu’une oeuvre, avec des variations tout au long de la vie. On entre en conflit avec la scène, avec les mots. On passe par des états critiques où tout vole en éclats, et là on se demande : mais qu’est-ce que je fais sur cette scène ? Si ces deux pièces sont très différentes, c’est parce qu’elles correspondent à deux époques différentes : L’Année de Richard (El año de Ricardo) date de 2005, La Maison de la force de 2009. Refaire L’Année de Richard après avoir mis en scène La Maison de la force, c’est très excitant. J’ai beaucoup de plaisir à jouer cette pièce, bien que l’exercice soit épuisant. Quand j’entre sur scène, je suis toujours morte de trouille. Si je pouvais ne pas y aller, je n’irais pas. Pour moi, L’Année de Richard est un défi : je touche à mes limites en tant qu’actrice. Dans La Maison de la force, en revanche, le défi est de me survivre. Dans ce spectacle, j’ai travaillé avec la douleur. Il n’y a pas de médiation, pas de personnage, pas de Richard III qui fasse office de médiateur. C’est la pornographie de l’âme, une pornographie spirituelle.
Qui est cette Angélica qui apparaît dans certaines de vos pièces, par exemple dans La Maison de la force ? Est-ce que c’est Angélica Liddell qui parle en son propre nom ? Dans mes dernières créations, oui. Totalement, complètement. En essayant, qui plus est, de passer outre la barrière de la pudeur. L’impudeur m’a offert une liberté brutale. L’impudeur concernant ma propre vie : comme une défécation sur scène.
Rompre la barrière de la pudeur suppose un effort. C’est comme passer le mur du son. Je m’y suis employée dans mes trois dernières créations : deux petites pièces, Anfaegtelse et Je te rendrai invincible avec ma défaite, qui culminent avec La Maison de la force. Je travaille avec mes sentiments, qui appartiennent à mes nuits, à ce qui s’est passé dans ma vie. Il m’arrive de convoquer à nouveau des sentiments que j’ai surmontés, car c’est avec ça que je travaille. Tel a été mon objectif durant ces deux dernières années. Tout cela fait l’objet d’une construction, mais attention : construire ne signifie pas feindre. Je me déplace sur une ligne ténue entre la construction et les sentiments réels. J’ai le choix : prendre de la distance avec mes propres mots déjà construits, ou m’impliquer sur le plan émotionnel. J’ai choisi cette deuxième option. Du coup, chaque fois que je termine Je te rendrai invincible avec ma défaite, je me dis qu’il n’y aura pas de prochaine fois, car c’est comme un état de démence contrôlée. De toute façon, on finit toujours par parler de soi, même si on parle d’un chien. Le personnage de Richard, par exemple, tient du maniaco-dépressif. Et moi, je suis maniaco-dépressive. L’euphorie et la dépression, c’est moi qui les lui ai apportées. Je sais ce que c’est que de grimper aux rideaux sous le coup de l’euphorie et de se retrouver à ramper dans la boue cinq minutes plus tard. Évidemment, je ne suis pas l’incarnation du mal, mais j’ai utilisé mes sensations, ces symptômes, pour faire évoluer le personnage. Il est même arrivé qu’on m’attribue un discours qui n’est pas le mien, tout ça parce qu’on m’a vue interpréter le personnage de Richard. Cela dit, quand on lit Shakespeare, on se rend compte que les méchants disent aussi la vérité. Il était pour moi nécessaire de placer de la vérité dans la bouche de celui qui incarne le mal. S’il ne racontait que des bêtises, ce serait absurde. Il y a de l’ambiguïté dans tout cela, mais j’ai toujours aimé parler de monstres. J’ai commencé avec Frankenstein en 1998. Puis il y a eu le Triptyque de l’affliction, trois pièces sur le thème de la dégradation familiale, de la monstruosité de la famille : Monsieur et Madame Palavrakis (2001), Once upon a time in West Asphixia (2002) et Hysterica Passio (2003). Pour couronner le tout, j’ai écrit et monté Lésions incompatibles avec la vie (2003) : un spectacle de trente minutes où je déclare ne pas vouloir d’enfants. Je suis passée de la fiction à la confession.
S’agit-il d’une forme d’engagement?
Je me considère comme une individualiste, ce qui est à mes yeux parfaitement compatible avec le fait d’être engagée dans la souffrance humaine. Il y a deux parts en nous, comme disait Miguel de Unamuno : une part de nous est en chair et en os, l’autre part est humanité. J’essaie de les rendre toutes deux compatibles. Mais je n’ai pas le sentiment d’appartenir à une communauté, pas même à une communauté théâtrale. Je me considère plutôt comme une résistante civile. Les engagements idéologiques m’ont souvent semblé frauduleux. Je suis incapable de travailler ou de penser en termes collectifs. Je préfère résister individuellement. On associe généralement cela à un mépris à l’égard de l’humain, de la souffrance humaine, mais je ne suis pas d’accord : quand je parle de ma douleur, je la relie à une douleur collective. La douleur de l’autre est aussi réelle que ma propre douleur. Ce n’est pas une mince affaire que la compassion : se mettre à la place de l’autre, faire en sorte que la douleur d’autrui nous semble aussi réelle que la nôtre. Dans La Maison de la force, je raccorde ma douleur individuelle à celle des mères de Ciudad Juárez. J’ai demandé aux comédiennes d’en faire de même : de raconter leurs propres expériences. Avant même l’existence de ce projet, j’étais allée animer un atelier au Mexique. Mon premier contact avec ce pays fut une révélation : j’ai été secouée par leur façon d’affronter la violence, la réalité si brutale. J’y suis retournée quelques mois plus tard. J’ai rencontré des gens qui venaient de l’État du Chihuahua, de Ciudad Juárez. Ces personnes me comprenaient, elles comprenaient ma façon d’être engagée dans les émotions, même si ce théâtre n’est plus très en vogue aujourd’hui. Elles ne pratiquaient pas l’autocensure. Au cours de l’atelier, chacun a remué sa propre boue. Douleur, humiliation, violence. Dans vos pièces, les victimes sont souvent des femmes. C’est d’ailleurs le cas dans La Maison de la force. On me parle parfois de féminisme mais, comme je l’ai déjà dit, je n’ai pas la sensation d’appartenir à un groupe, d’adhérer à une idéologie. En revanche, j’ai pleinement conscience d’être femme, ça oui. Je suis même fière d’être femme. Tout comme j’ai conscience de la mortalité ou de la douleur, j’ai conscience – brutalement conscience – d’être femme. Je ne peux pas éviter de me sentir femme. C’est ancré en moi, je ne peux pas m’en défaire. Et cela implique des tas de choses à supporter, comme ces petits rituels d’humiliation qui nous sont imposés par le simple fait d’être femme. C’est pour moi insurmontable. Alors je dois transformer la douleur en quelque chose d’autre : quelque chose de beau. Non pas que je trouve de la beauté dans l’horreur, mais j’ai besoin de transformer l’horreur pour survivre.
Comment écrire l’horreur?
Avec ma pièce Belgrade, j’ai atteint une limite. Le langage ne suffisait plus. Le langage n’est pas à la hauteur de la souffrance humaine. Alors j’ai opté pour la littéralité. Je ne sais pas comment exprimer la douleur si ce n’est en recopiant les gros titres d’un journal. Belgrade est une pièce de la frustration. Après la trilogie des Actes de résistance contre la mort (Et les poissons partirent combattre les hommes, L’Année de Richard et Et comme elle n’avait pas moisi… Blanche-Neige), j’ai ressenti une profonde frustration à cause du décalage existant entre le désir et l’action, entre le mot et l’action. Quelles sont réellement les conséquences de ces pièces sur le monde ? D’ailleurs, dans Belgrade, même l’action finit par échouer. Il y a dans la pièce un personnage de femme, Agnes, qui reconstruit les pays brisés. Peine perdue : les hôpitaux bâtis le matin finissent par brûler la nuit. Alors elle a besoin de se retrouver : cesser d’être collective, cesser d’être Humanité pour redevenir femme par-dessus tout, par-dessus l’Humanité. Sentir le Je. Et ce processus, c’est le mien ; Agnes en est la dépositaire. J’ai projeté en elle la frustration que je ressentais à l’époque vis-à-vis de l’engagement collectif, de l’éthique. Je me rends compte également que je m’affranchis toujours plus de l’anecdote. On en trouve dans mes premières pièces, mais cela ne m’intéresse plus. Il faut transformer l’information en connaissance. Certaines choses peuvent avoir l’air banales dans un journal, ne rien apprendre sur le mal, sur la perversion. Pourtant, même l’économie est une perversion, c’est l’une des formes du crime. Alors, justement, je tente de transformer tout cela en connaissance. J’essaie, dans la mesure de mes possibilités, de révéler les limites de l’humain, le niveau de dégradation auquel nous sommes capables de parvenir. J’ai une propension, il est vrai, à parler de la pourriture. La surface ne m’éblouit pas, j’ai tendance à mettre mon nez là où se promènent les cafards. Le corps peut être une autre représentation de la douleur… Seul le corps engendre la vérité. C’est une idée très médiévale. Si Michel Foucault m’entendait, il m’en collerait une ! Il me dirait : dis donc, ma petite, on a évolué depuis ! Sauf qu’il y a bien quelque chose, dans le corps, qui est au-dessus de la volonté humaine, des désirs. Le corps engendre la vérité. Les blessures engendrent la vérité.